Et Vint la Pluie

Les salles d'attente

Le lendemain, j'ai pris le volant.

Il y avait un peu trop longtemps que je ne l'avais fait et je n'étais pas rassurée. Mais au bout d'un quart d'heure j'ai repris mes marques et les habitudes sont revenues.

La main gauche sur le volant donnait à mon bras gauche une position plutôt confortable et sans douleur.

 

Partir. Rouler. Ouvrir la route. Me glisser dans cet immense paysage entre ciel et terre.

On the road again.

Envie de voyage. De légèreté, de brumes diffuses du matin, parfum de rosée, une cloche au loin, lente et grave, et la mer, au loin, entre les monts bleus, .... paysages qui n'existent que dans ma tête ou sur des estampes anciennes, et qui m'appellent.

Me rappellent.

 

La route suit le canal de Garonne, l'air est léger, gris bleuté.

Le parking est vide et silencieux. J'en suis ravie.

J'ai quelques minutes d'avance et vais au bord du canal écouter l'eau qui s'écoule avec lenteur et humer l'âpre odeur de sable mêlé d'algue et de roseau.

Agen clinique Calabet
Le canal de Garonne

Mais en revenant sur le parking, je m'aperçois que la porte d'entrée est close. Que diable ? 

Nul poussoir à pousser, nul bouton sur lequel appuyer. Me voilà bien !

Par où passer ? Comment me faire entendre et ouvrir cette porte ? Il y a forcément une solution car d'autres que moi ont rendez-vous à 18 heures passées... Forcément.

Heureusement, à cet instant précis, a surgi, de l'autre côté de la porte vitrée, une femme de ménage, que j'identifie comme telle grâce à son seau et son balai, car comme tout le monde ici elle est vêtue d'une blouse blanche. Elle m'a gentiment ouvert en me disant qu'à partir de 18 heures il fallait passer "par en bas".

Par en bas ? Qu'est-ce à dire ?

Elle m'a expliqué, j'ai vaguement compris. De toute façon demain je viens en taxi. Pardon en Véhicule Sanitaire Léger (les fameux VSL) et avec "mon" chauffeur retenu depuis hier, et que j’appellerai Monsieur Darling.

 

Je retrouve la salle d'attente de la machine Elekta. Six ou sept personnes sont déjà là. Les attentes indéterminées et sans fin vont donc recommencer ?

 

Je vais aux toilettes, visite un peu les sous-sols, puis reviens attendre mon tour avec les autres et la télévision qui nous distille "Questions pour un Champion", auxquelles je n'ose pas répondre à haute voix, car tout le monde a l'air un peu abasourdi.

 

Je ne sais d'abord pas discerner les patients des chauffeurs. Puis deux dames se sont mises à parler entre elles. de leurs cancers, de leurs traitements respectifs, de leurs réactions.

 

"Moi, dit celle qui est assise à côté de moi, je n'ai rien changé à mes habitudes, je n'ai rien dit à personne, même pas à mon mari, j'ai continué comme avant, comme si de rien n'était !"

peinture © Christine Muller
peinture © Christine Muller

Bigre !

J'en reste pantoise ! 

Parce que moi, même si je l'avais voulu, je ne l'aurais pas pu !

Je ne discerne en effet nulle trace de lassitude ou de "chauvitude" sur sa figure.

Quelle "Bravitude" ! comme dirait Mamzelle Ségolène...

Quel genre de cancer, a-t-elle bien pu avoir qui lui permette de faire comme si elle n'avait aucun effet secondaire à ces traitements barbares qu'on nous impose si l'on veut s'en sortir ?

L'autre dame, avec son foulard sur la tête et son corsage flottant sur sa demi-poitrine, semble intriguée. Ou perplexe. Ou même incrédule.

Elle esquisse un triste sourire en me regardant.

Il y a des gens comme ça qui font mine d'être plus forts que tout le monde, ou qui, devant des plus fragiles, se vantent de leur courage... "Même pas mal !"

Ça leur permet de résister.

 

C'est aussi une façon de faire la nique à Karkinos. Ça peut aider.

Mais peut-être n'a-t-elle eu en effet aucun "effet indésirable" ? Ou pas encore ? Ou pas eu besoin de passer par la case "chimio" !?

Nous ne sommes pas tous égales dans cette cohabitation avec le Crabe.

 

Tout le monde ne peut pas ressembler à Angelina Jolie après sa double mastectomie...

On a plutôt tendance à ressembler à une pauvre serpillière essorée, mais qui tente néanmoins de faire bonne figure alors que tout son corps crie en silence.

 

On ne ressemble même pas à ce que des publicitaires, dont les affiches ont, bien entendu, été censurées (aux Etats-Unis, le pays des tabous et de la pudibonderie, du "tout-beau-tout-neuf-tout-jeune-tout-compétitif"), avaient osé tenter de montrer avec, pourtant, tous les artifices de Photoshop et ses extraordinaires tricheries et pirouettes picturales... 

La majorité des gens ne peut pas encore faire face à ce qui fait peur.

La maladie, la mort, l'amputation, la mutilation.

Même contournée, expurgée, remaniée, sublimée...

Et pourtant... combien de femmes dans le monde vivent ainsi mastectomisées, sans être pour autant "atomisées" par ce qu'elles ont subi avec tant de courage et de persévérance ?

J'en ai la gorge serrée quand j'en parle.

 

J'en ai la gorge serrée quand je vois dans le miroir ou le reflet d'une vitre, ma tête encore chauve, les larmes que j'ai ravalées mais qui dessinent un pli amer au coin des lèvres et des yeux, et ce sein devenu solitaire, et son frère absent, ce "chrysanthème" encore trop récent, et cette ligne brisée, cette lézarde zigzagante, ce petit dragon filiforme et sombre tel un barbelé qui parcourt mon torse sur sa moitié gauche, celle du cœur.

 

Je ne suis pas la seule. Nous en passons toutes par là. Même celles qui n'en parlent pas. Ou qui veulent faire semblant.

Pour se donner du courage. Pour ne pas voir, ne pas y penser, ne pas donner à penser. Car il faut avancer.

 

Je ne me trouve pas laide. Non. Mais c'est difficile à accepter.

 

Je m'aime pourtant ainsi, aussi.

Je continue à m'aimer.

Peut-être même davantage. D'un amour bienveillant.

Je caresse souvent, tout doucement et amoureusement cette nouvelle forme. Cette moitié de buste d'enfant pré-pubère.

Je m'habitue. je la fais mienne. Petit à petit. C'est mon moi nouveau qui prend forme sous ma paume de main.

Nouvelle image de mon corps que ce dernier doit "enregistrer".

 

C'est la dissymétrie qui me gêne. Un peu.

 

Lou aussi doit accepter ce corps différent...

 

J'ai écouté les dames, je n'ai rien dit, n'ai pas pris part à leur conversation. Mais je leur ai souri.

A l'une. A l'autre.

Les regards échangés sont étranges dans cette salle d'attente. On s'observe. Le foulard, la perruque... sorte de code. Certaines semblent avoir tous leurs cheveux. Où en es-tu ? Est-ce le début du traitement ? Est-ce la fin ? Comment vas-tu ? Et la chimio ?

Mais on ne parle guère de "ça" en fait. On parle de la longueur du trajet, des petits à aller chercher, des courses à faire... du ménage, des vitres qu'on ne lave plus, du repassage qui s'amoncelle. On n'a pas le courage. Ça attendra... Pas important...

La fatigue creuse des cernes bruns, recroqueville un peu les corps sur les chaises.

 

L'attente a duré presque quarante minutes.

Puis ce fut mon tour.

Cette fois j'avais mon dérisoire carton de rendez-vous. 

Intermède ELEKTA
Intermède ELEKTA

La séance a dû prendre un quart d'heure. C'est vite passé. 

Merci, au revoir, à demain. Je comprends ce que sera ma routine quotidienne.

Me voici déjà dehors. 

 

Mais je me ravise soudain : je vais boire un verre d'eau avant de repartir, pour élimer toxines et radiations. Pour me réconforter.

Je retrouve "ma" femme de ménage dans les escaliers armée d'un large balai dépoussiérant. Je n'ose passer : je ne veux pas tout salir, mais elle se propose immédiatement d'aller me chercher de l'eau "chez les médecins" car dans la salle d'attente la bonbonne de la fontaine est vide ! Elle m'a "à la bonne".

Nous causons un peu.

 

Je repars par là où je suis venue.

Tout va bien.

Ça roule bien.

La route est presque déserte. De grosses corneilles noires volent des prunes d'Ente mûres et bleues dans les vergers bien alignés de l'agenais pendant que des volées de passereaux esquissent des balais complexes dans le ciel de cette fin d'été, au-dessus des chaumes.

Mais un quart d’heure avant d'arriver chez nous, je sens la fatigue s'emparer de moi : j'ai bien fait de réserver le VSL pour demain et les semaines qui vont suivre.

Les Amazones s'exposent - sculpture de Stéphanie Chardon
Les Amazones s'exposent - sculpture de Stéphanie Chardon

Le lendemain, vendredi 7 août après-midi, j'ai une séance avec mon kinésithérapeute, Monsieur Arigatō.

Nous prenons deux autres rendez-vous, au hasard, pour la semaine à venir car je n'ai pas les futurs horaires : ils ne sont donnés que le vendredi, et comme ce soir mon passage sous le collimateur est prévu à 20 heures, je ne pourrai pas les communiquer à Monsieur Arigatō.

Ça se complique sérieusement.

 

Mais je décide de ne pas m'embarrasser de ce genre de détails. Ma vie vaut plus que ça.

Les solutions se trouvent de toute façon. Et nous les trouverons en temps utile.

 

Lou et moi partons faire un petit tour dans le sous-bois de notre colline avant mon départ pour Agen. L'air sent bon la résine et la mousse. J'oublie mes tracas. Un doux soleil filtre au travers des feuilles d'érable...


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Commentaires: 1
  • #1

    Andree barjou (lundi, 17 août 2015 22:28)

    La promeneuse est souriante dans la forêt , elle a l air d avoir rajeuni.
    Et confiante.
    On dirait un champignon délicieux!