Et Vint la Pluie

Dans le creux de la Vague

Roulée par un ressac terne, presque silencieux, au goût d'amertume et de varech salé, je me laisse aller.

N'oppose plus ni colère ni rire.

Une langueur verdâtre, saumâtre au bord d'écumes sales, jaunes, écœurantes. 

Je ne sais plus discerner le haut du bas. Ni la pluie du soleil. 

Juste ce creux de la vague, trouble et qui me noie, me délaie, me dissout.

Je m'y coule. En douce.

Il y fait tiède. C'est presque reposant.


Les jours se crochètent les uns les autres comme un long tricot. Maille à l’endroit, maille à l'envers...

Un point, une boucle, puis une autre.

Un aller-retour de plus. Un rang supplémentaire de cette écharpe interminable.

Un trajet. Un arrêt plus ou moins long dans la salle d'attente, parfois déserte... Parfois habitées par tous ces modernes "hibakushas", tous irradiés volontaires...

Parfois la Machine est en panne : l’accélérateur n’accélère pas. Les rendez-vous alors se bousculent, se chevauchent. On attend encore plus longtemps notre tour.

Et si la Machine nous jouait un sale tour, si elle se déréglait, et déversait en silence des doses plus importantes ?

La question me taraude. Ce n'est qu'une machine. La preuve elle a des "pannes" ! 

Parfois elle est en maintenance.

La journée est alors chômée pour nous. C'est ainsi qu'au lieu de finir un mardi, je termine un mercredi.

 

Sempiternel "Comment allez-vous ?" en guise d'accueil.

Oui. Comment va-t-on ? Les petits "hibakushas" que nous sommes, répondons en général "ça va." Nous éludons.

A quoi bon dire la brûlure des rayons invisibles et silencieux qui cuisent et fibrose notre peau, et les douleurs qui vont et viennent, et les neuropathies qui fourmillent, glacent et engourdissent notre corps ? On nous répond "c'est normal, ça passera" et "mettez bien l'éosine et la crème". Ou mieux "parlez-en avec la radiologue lorsque vous la verrez"....

Pas question d'arrêter, alors à défaut, il faut supporter sans se plaindre. Se plaindre ne sert à rien. On n'a pas de remède.

Mr Darling dans la salle d'attente vide du CROMG - Mardi 1er septembre
Mr Darling dans la salle d'attente vide du CROMG - Mardi 1er septembre

Ensuite, seule dans la cabine, mon buste à nu, assise, tassée, sur le banc j'attends que l'on vienne m'appeler.

Gestes devenus répétitifs : sortir le carton des rendez-vous et la carte Vitale que l'on remet ensuite aux manipulateurs que l'on va suivre, docile et sans un mot, jusqu'à l'antre de l'Elekta !

Il faut alors rapidement, s'installer sur la table dure recouverte d'un papier, caler les jambes dans leur gouttière, le bras gauche replié en arrière de la tête, lui aussi contraint par son espèce d'attelle, et enfin tourner la tête du côté opposé au rayon qui viendra frapper le cou et les zones claviculaires. Rester ainsi vingt minutes, parfois plus. Sans esquisser le moindre mouvement.

Ainsi apprêtée et tordue, on nous glisse sous le collimateur. La position devient vite douloureuse, mais à quoi le dire, puisqu'il ne faut rester ainsi, immobile, docile.

 

Livrée aux manipulateurs qui mesurent et tracent leurs repères sur ma poitrine, en égrenant les coordonnées chiffrées, "93,7 gauche, 0,5 pieds, 99,25 sus...", je n'existe plus.

Je ne suis plus qu'une table à dessin. Ou de dissection !

Puis ils partent sur un dernier "ne bougez plus du tout".

Et la séance à proprement parler démarre.

Face à face avec l’œil froid et sans émotion du cyclope qui s'incline d'abord vers la droite.

J'en oublie de respirer comme si cela allait me préserver. 

Mes pensées vagabondent dans un no man's land incolore. Je parle à mon corps, l'exhorte à la patience, et à la résistance passive.

Les manipulateurs reviennent lorsque l'irradiation de la poitrine est terminée.

On passe aux zones sus et sous claviculaires : il faut traiter les ganglions probablement sains que l'on ne m'a pas retirés.

Dr J. Neko a ôté 11 ganglions en tout, sous l'aisselle (axillaire),

dont trois étaient "positifs". Si j'ai bien compris et si le Dr L. Ektra aussi.

Quelques mesures et vérifications et me revoici seule avec mon monologue intérieur.

Parfois l'idée d'un après m'effleure, je suis happée par des couleurs et des parfums, des visions de nuages me caressent pendant que la Machine émet ses bruits de robots, ses clang et ses bzzzz.

Je ferme les yeux.

 

Puis on revient encore une fois vers moi.

Depuis le 21 août je reçois une dose d'électrons, et non de photons, sur la zone de la chaîne ganglionnaire interne. On m'a tatoué un troisième point de centrage. Il faut installer chaque fois un "applicateur" spécifique sous la tête d'Elekta. Sorte de tourelle imposante munie d'un cache "profilé" qui a été coulé en "métal de Wood" (alliage de bismuth, plomb, étain et cadmium) spécialement pour moi et qui sera refondu lorsque ma thérapie sera finie, pour un autre "patient".

 

Je suis glissée hors du champ d'action du collimateur pendant cette installation délicate, avant d'être replacée sous la tête munie de son applicateur, juste à quelques centimètres de ma poitrine. Ne pas bouger pendant l'opération et les manipulateurs ne doivent pas rater leur coup ! S'ensuivent encore des prises délicates de mesures... 

Les blouses Blanches repartent, me laissant avec mon applicateur. Dernière séquence.

Enfin la lampe verte se rallume. Je peux enfin bouger ma tête, libérer mes cervicales mises à dure épreuve par cette gymnastique immobile et rabattre mon bras ankylosé. On m'aide à me relever. J'offre ensuite mon buste au nettoyage des repères. 

"A demain"... Et au suivant !

 

Dans la cabine on a déposé ma carte Vitale et mon carton où chaque vendredi je découvre les rendez-vous de la semaine suivante qui seront néanmoins susceptibles d'être modifiés en cours de route... à cause de quelques impondérables ou notes de service...

Difficile avec ça d'organiser mes séances avec Monsieur Arigatō, qui se font rares et espacées, alors que ma cicatrice se raidit un peu plus chaque jour.

céramique de Monique Riond
céramique de Monique Riond

  

La fatigue est insidieuse. Glauque.

 

Elle s'est lovée dans mes entrailles et étend lentement ses tentacules. M'étouffe.


Les derniers jours, lorsque je respire, lorsque je suis assise dans le taxi de Mr Darling, je sens la pointe d'une lance entre mes omoplates, puis elle s'enfonce, vrille et s'étend vers le bas du dos. 


Il m'arrive de presque m'endormir sur le chemin du retour. J'ai la nausée parfois.

Nous parlons peu...

Mercredi 9 Septembre - 14h40

La salle d’attente est déserte. Je n’ai pas le temps de m'asseoir que déjà on m'appelle. C'est la dernière séance.

Les manipulatrices sont souriantes aujourd'hui et attentionnées.

On me souhaite bonne chance. Bonne continuation.

 

Je peux enfin barrer l'ultime case sur mon carton.

 

Seule dans la cabine, je brumise mon visage, mon cou et mon torse d'eau d'Avène. Et j'applique rapidement du gel d'aloe vera sur la peau irradiée. Elle est un peu rouge, à peine.

Puis, je me regarde une fois de plus dans le miroir rond un peu trop haut pour moi et je me souris.

"Tu as tenu bon !"

Signe de la victoire réfléchi par la glace.

Point levé ! "Yes !" 

Un carcan pesant se décroche et tombe : je respire. Envie de pleurer. Envie de m'embrasser.

 

Ce soir le thé vert du goûter est plus parfumé et le tour de colline plus lumineux.

 

"C'était la dernière séance

Et le rideau sur l'écran est tombé"

(Claude Moine - alias Eddie Mitchell)

L'heure du thé, ce 9 septembre 2015 - fin des traitements anti-cancéreux ! J'ai gagné les batailles ! La guerre aussi peut-être ?
L'heure du thé, ce 9 septembre 2015 - fin des traitements anti-cancéreux ! J'ai gagné les batailles ! La guerre aussi peut-être ?

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