Et Vint la Pluie

Le Vent se lève...  il faut tenter de vivre  !  (P. Valéry)

"Le cimetière marin"

"Le Vent se Lève" (風立ちぬ, Kaze tachinu) dernier film d'animation de Hayao Miyazaki avant sa "retraite"
"Le Vent se Lève" (風立ちぬ, Kaze tachinu) dernier film d'animation de Hayao Miyazaki avant sa "retraite"

Mardi 1er septembre.

Voilà. Les enfants ont été engloutis par toutes les écoles de France. Une grande marée les a ramenés sur les bancs des études scolaires.

Ce matin, sous la douche j'ai ressenti l'immense bonheur de ne pas avoir à suivre le grand troupeau.

 

C'est le privilège de mon âge. Et non de ma maladie.

De mon âge, et surtout de la volonté que j'ai eue d'en finir avant l'heure légale de ce que l'on nomme la "retraite", comme on dit la "Retraite de Russie", et qui sonne comme une grande déroute, une grande défaite.

Celle de la vie en l’occurrence je suppose.

Mais pour moi la "retraite" ce fut une grande victoire. J'ai pu quitter le rang avant les autres ! Parce que je l'ai voulu. Et que j'ai fait ce qu'il fallait pour y parvenir. Même si ce ne fut pas facile.

Lorsque je suis entrée à l'école, au cours préparatoire, j'étais fière et heureuse. J'allais apprendre à lire, écrire et aussi aligner des chiffres. Il m'apparaissait essentiel de savoir faire tout cela, car j'allais ainsi avoir les clés de la vie. De ma vie.

 

Très bien.

Une fois ceci fait, j'ai demandé ce qu'il faudrait encore apprendre pour pouvoir dire  "je suis grande maintenant, parce que je sais tout." 

 

A mon grand étonnement d'abord, puis désarroi ensuite, les réponses furent assez floues. Personne ne semblait savoir le contenu exact, la somme précise de ce qu'il fallait absolument engranger pour être "grand".

Ces adultes sont décidément bizarres pensais-je alors, s'ils ne savent pas eux-mêmes dire ce qu'ils savent et ce qu'il faut savoir.

 

Ma mère qui était institutrice alors, et que je pensais être celle qui saurait le mieux m'indiquer les arcanes du savoir, m'a simplement dit que l'on apprenait toute la vie. Qu'on ne savait jamais tout et que cela n'avait jamais de fin.

Ce fut un peu rude d'entendre ça ! 

A quoi donc servait l'école alors ?

Le pire fut sans doute lorsque ma mère m'expliqua qu'après m'être levé tous les matins pour aller à l'école pendant douze ou quinze années d'affilée, ce que j'avais du mal à imaginer du haut de mes cinq ans, qu'après avoir appris et récité toutes ces leçons sans intérêt, car je n'avais pas l’impression, pour l'instant, d'apprendre quoique ce fût d'utile pour ma vie, fait et rempli tous ces devoirs dans la journée et remettre ça le soir, encore en plus, des devoirs dont je ne comprenais pas le but final, (quel intérêt y avait-il pour ma vie future à savoir combien de temps mettrait une baignoire pour se remplir ou se vider alors qu'il suffisait d'attendre ?!) qu'après avoir vu mes journées envolées et volées pendant toutes ces années interminables, mois après mois, il me faudrait alors avoir un métier, et que je devrais encore me lever tous les matins, recommencer tous les jours la même chose et régler des tas de problèmes si difficiles que je ne pouvais même pas imaginer à quoi ils ressemblaient...

 

Moi qui pensais, une fois sonnée la fin de cette école à laquelle je concédais de longues heures chaque jour, dans l'espoir d'avoir, au bout du compte, la connaissance nécessaire à ma vie, pouvoir enfin être libre d'user et d'abuser de mon temps à moi, comme je le voulais, j''apprenais que je devrais encore et encore me soumettre à des horaires, et des devoirs à l'infini, jusqu'à ce que je sois vieille et incapable de bouger !!!

Non. La vie cela ne pouvait pas être cela !

Ma mère se trompait.

 

Alors, cette idée s'est ancrée avec force en moi dès ce moment : d'accord, j'irai à l'école, d'accord j'aurai ensuite un métier, si possible pas trop embêtant, pour gagner les sous qui me permettraient d'avoir ce dont j'aurais besoin, mais j'arrêterai tout ça bien avant d'être trop vieille, pour pouvoir vivre enfin ma vie à ma guise.

 

Et c'est ce vent de liberté qui m'a poussée tout au long de ma vie.

C'est ce vent qui me soufflait mes choix. Gonflait mes voiles et mes poumons.

C'est lui qui m'indiquait et m'indique encore et toujours, les chemins à suivre ou ne pas suivre.

 

Quand j'ai eu cinq ans, le vent s'est levé pour moi.

 

Karkinos a failli le faire taire, l'enfermer à jamais, le réduire au silence.

 

Alors, comme autrefois, je veux bien me prêter au jeu : d'accord, je prends les traitements chimiques, d'accord je me laisse enlever une partie de mon corps, de mon être, puisqu'elle est infectée, d'accord je laisse des rayons X me cribler de photons et d'électrons... Mais maintenant cela suffit.

Le Vent se lève de nouveau !

Et il faut tenter de vivre !

De nouveau. Et à nouveau.

 

Depuis quelques jours, quelques jours seulement, je sens revenir en moi ce souffle familier, cette force sourde qui monte au creux de mon ventre, mon corps tout entier reconnaît le Vent qui vient et va balayer les poussières et les douleurs engendrés par ce terrible voyage sur les Territoires du Crabe Karkinos.

 

Il n'est rien pour l'instant qu'un léger frémissement, mais il est là, tapis, à fleur de peau, à fleur de sang, à fleur de rire.

 

 

Mardi, notre bon Mr Darling n'a pu se libérer ni trouver de remplaçant pour me conduire à la clinique recevoir ma dose quotidienne de 2 Grays : la grosse machine, son œil cyclopéen, son accélérateur de particules, son collimateur, tout cela devant subir sa maintenance obligatoire, tous les horaires ont été chamboulés. A la dernière minutes évidemment. Ma séance s'est retrouvée déplacée sans tambour ni trompette à 12 h 40 !

Désarroi de Mr Darling, très professionnel, devant cette incapacité à faire face à ce qu'il estime être son "devoir" !

 

Incroyable mais vrai : il a exigé que Lou (qui devait donc le remplacer sur cette mission d'accompagnement) et moi allions au restaurant à ses frais !!! Estomaqués, nous avons commencé par refuser énergiquement mais nous avons senti qu'accepter était le seul moyen de le dédouaner de cette "faute".

 

Nous avons donc déjeuner de soupe miso, sushis et sashimis, en face de la gare, au restaurant "Osaka". Petite fête !!! Envie de repartir là-bas, voir le sud ou le nord, l'île de Kyushu ou celle d'Hokkaïdo... Les champs de thé sous le soleil levant, ou les macaques se baignant dans les sources d'eau chaude, sous la neige...

 

Au retour j'ai eu le temps de prendre une douche pour ôter la chaleur de mon corps et après le thé, j'ai eu ma séance avec Monsieur Arigatō qui a vigoureusement massé épaule et cicatrice, me faisant ainsi beaucoup de bien, mais au retour j'étais épuisée.

 

Aujourd’hui, mercredi 2 septembre, je suis en "chômage technique", la machine étant encore en maintenance.

Il me reste encore cinq séances de rayons.

Je les vois arriver avec un peu d'appréhension, car elles vont apporter un surplus de Grays sur cette partie de moi qui a déjà bien souffert, et je crains que cette accumulation ne brûle ma peau qui résiste, pour l'instant !...

 

Mais je sens la dernière porte qui s’entrouvre déjà sur les océans et les grands espaces de ma liberté retrouvée.

Tout doux le Vent, tout doux... ne t'emballe pas encore... Encore quelques jours de patience.

 

Je côtoie là-bas les cancéreux de la salle d'attente du CROMG. Tous disent, avec le même air abattu,  la même chose : "on n'a pas le choix".

Dosimètre (X Beta Gamma) en mode "ambiance" de la salle d'attente du CROMG
Dosimètre (X Beta Gamma) en mode "ambiance" de la salle d'attente du CROMG

 

Je ne suis pas d'accord !

On a le choix. On a toujours le choix. C'est notre vie ! Notre barque ! Nous la menons où nous voulons, malgré les écueils et les contretemps !

 

Car après tout c'est nous qui décidons de prendre - ou de ne pas prendre - ces traitements qui nous maltraitent, non ? Nous acceptons - ou non - la prescription.

 

C'est nous qui décidons encore, tant que nous avons la parole, si nous préférons vivre peu de temps mais pas trop mal, ou plus longtemps mais en souffrance et sans espoir de guérison. C'est un choix.

Difficile certes. Mais un choix tout de même. Un ultime choix.

 

Décider de mourir plutôt que d’affronter sans fin des "soins" qui nous diminuent, nous écrasent, nous ôtent la joie et la volonté, nous font souffrir plus que de raison, cela nous appartient encore.

Ce n'est pas la médecine et les médecins qui décident, et encore moins qui doivent décider, à notre place.

Tant que nous pouvons dire notre choix, c'est notre liberté.

 

 

Lorsque nous ne le pouvons plus... alors, c'est plus compliqué. Qui tient compte alors de notre pauvre volonté si dernière soit-elle ? La Loi ? La famille omnipotente ? Les médecins qui sont liés par un serment et qui ont peur des retombés ?

 

Les dessins d'Hélène (blog)
Les dessins d'Hélène (blog)

J'ai vu des gens arriver sur des civières. Incapables de bouger. De parler. Crachant leurs poumons ou je ne sais quelle partie de leur corps qu'un cancer a grignotée.

Ils attendent leur tour pour passer encore et encore sous les rayons destructeurs mais qui sont dits "de confort"... Quel confort ?

D'autres sont si mal en point que leur regard s'est définitivement éteint. Plus aucune flamme ne brille ni ne brillera. Ils se rendent là comme un animal se laisse emmener à l'abattoir. "On n'a pas le choix" murmurent-ils...

D'autres encore, les yeux à la dérive, l'esprit déjà dilué dans les vertiges des non-sens, s'agrippent à des béquilles, des attelles, des cannes anglaise ou un mari, un fils, un chauffeur et qui disent "je me bats jusqu'au bout comme un lion" (ou plutôt une lionne d’ailleurs car ce sont des femmes en général), mais elles se battent contre quoi ? Le savent-elles ? Contre elle-même ? 

 

Le cancer s'est installé à tous les étages de leur pauvre corps. Elles avouent ne plus être elles-mêmes. Qui sont-elles désormais ?

 

Cela fait deux ans, quatre ans, sept ans qu'on les traite, toujours plus loin, toujours plus fort. Leur vie n'est plus axée que sur ces "soins" inhumains ! Elles se désagrègent, se délitent, un peu plus chaque jour.

 

Jusqu'où ? Jusqu'à quand ?

Et pourquoi ?

 

 

O mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle,

mais épuise le champ du possible

(3e Pythique de Pindare)

Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον

σπεῦδε, τὰν δ᾽ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν.

 


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