Ultime Péage

Eté  Indien

Je ne quitte pas, je n'arrive pas à quitter ces Territoires du Crabe. Ou, devrais-je dire, ces Territoires ne me quittent pas.

Ils restent en moi. Et sont loin d'être un souvenir.

Trop présents, trop marquants.

 

Une légère brume voile et adoucit ce paysage de crêtes et de déserts, mais tout est encore en place.

 

Mon dos se rappelle à moi dès que je bouge un peu.

Hier j'ai marché, sans problème, sur quatre kilomètres. Avec une longue pause au milieu du trajet.

Aujourd'hui mon dos et mon diaphragme sont crispés et des spasmes musculaires cisaillent la colonne. Je ne suis pas couchée mais j'ai peur. Peur que le rapace ne revienne planter ses serres dans mes chairs et ne m'immobilise de nouveau.

 

Il y a quelques temps, j'ai vu le Dr Garrigue : il m'a redonné espoir et prescrit des granules et gélules pour que j'aille mieux.

Je vois toujours et souvent Monsieur Arigatō  : il fait ce qui est en son pouvoir pour que j'aille mieux.

Je n'ai pas encore vu le Dr J. Neko : ça ne presse pas, il ne pourra rien faire pour que j'aille mieux.

Quant à l'oncologue G. La Gerbe, je ne compte pas sur elle pour me sortir de ce pétrin.

De fait, je vais mieux.

Mais seulement mieux. Je ne vais pas encore bien.

 

Un peu de soleil, un peu de calme et de douceur.

Un peu de tranquillité !

Je passe des heures à ne rien faire, à rêvasser sur une chaise longue, là où l'on étend le linge, à l'ombre légère du cornouiller mâle. Ses drupes en forme de petites olives sont passées du rouge vermillon au brun presque noir. Elles se sont fripées et ont perdu de leur âpreté.

Je reste là, à regarder un couple de faucons crécerelles qui vient parfois virevolter au-dessus de moi et se poser élégamment, en étalant l'éventail des plumes de leurs queues, rousse pour la femelle et gris ardoise pour le mâle, sur une branche morte d'un chêne.

 

Je suis bien. Le soleil rôtit mes jambes et m'enveloppe de sa couette chaude. Il a déjà ensanglanté les vignes vierges qui grimpent dans les arbres, doré les couronnes de quelques érables et roussi les vignes sur les coteaux.

Devant moi, la lumière se joue des ombres, glisse sur les cheveux d'argent de notre santoline, et à peine plus loin, la colline s'incline vers la "combe carretale", sa route et ses lacets, qui se nouent en contrebas. J'entends parfois au loin, des chiens de chasse qui ne sont pas rentrés avec la troupe, trompeter sur le plateau derrière un chevreuil ou une famille de sangliers... 

 

J'aime tant rester là, sans bouger, à regarder se faire et se défaire des nuages blancs, légers et floconneux.

Parfois les vents d'altitude en poussent un, frêle oiseau ébouriffé de coton, vers la bouche ouverte d'un gros ours de guimauve qui l'avale, lentement, avant de se dissoudre lui-même comme barbe à papa.

 

Je me souviens de ces étés lozériens, si tranquilles, quand ma mère et moi étions étendues sur des chaises longues d'un autre temps, faites de toiles fanées et de bois blanchi par les ans, dans ces après-midis délicieux de fin d'été, où rien enfin ne se passait, et où il faisait si bon rester à contempler le ciel et son lent ballet de nuages, au travers le feuillage léger des acacias robiniers, tout en entrelacs de frêles broderie anglaise.

 

Nous aimions être ainsi dans cette cour enclose par de hautes et épaisses murailles, petite cour dallées de grosses pierres de calcaire, brutes et grisonnantes sur lesquelles fleurissaient les motifs jaunes et vert-de-gris des lichens, et entre lesquelles couraient des herbes folles et quelques chétives mélisses parfumées de citron.

 

Au milieu de la courette, sous le soleil, ma mère et moi avions rempli à coups d’arrosoirs d'eau tirée à la pompe de la citerne, un grand cuvier en zinc pour que cette eau, si précieuse, tiédisse lentement pour la lessive ou pour un bain apaisant du soir... Cette odeur si particulière du mariage de l'eau avec la pierre chauffée par le soleil, à la fois musqué et sec comme la poudre !

 

Au loin nous percevions les clarines des troupeaux de brebis montant vers des pâtures maigres, où poussaient de maigres lavandes et des chardons...

 

Nous restions là silencieuses, côte à côte. Si proches.

Des instants si rares !

Je n'avais pas douze ans.

 

Sur notre colline, après les chaleurs torrides de l'été, le romarin a refleuri, et cet énorme bouquet s'offre à des centaines de butineurs ! Faux-bourdons,grosses et lourdes abeilles charpentières d'un bleu profond, presque violet, abeilles domestiques ou sauvages, guêpes, frelons, mais aussi des dizaines de papillons, des moro-sphynx et leur vol vrombissant de colibris, les éclats bleus métalliques des azurés, les jaunes pâles des soufrés, les oranges vifs des satyres... Joyeuse ronde païenne !

La colline a repris vie.

Tout comme moi.

le Satyre (ou la Mégère) Lasiommata megera : ici il est capturé par une araignée crabe jaune citron !
le Satyre (ou la Mégère) Lasiommata megera : ici il est capturé par une araignée crabe jaune citron !

  

Dans cinq ans, je pourrai enfin dire adieu à ces Terres de Karkinos. 

Dans cinq ans.

Pas avant.

 

Pour l'heure je suis en "rémission"... sous la menace de l'épée et des pinces du Crabe !

Rien n'est terminé.

 

Mais il est temps de revivre. 


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