"l'After"

Opium et Marie-Jeanne

Pour atténuer mes douleurs dorsales, Dr Garrigue a prescrit du Tramadol-Paracétamol.

Dans le Tramadol il y a un dérivé de l'opium, un "opioïde".

 

J'en prends le soir... et mes nuits sont bizarres.

Une insomnie régulière vient m'éveiller à trois heures du matin. Je sors du sommeil comme on tombe du lit, en me demandant bien ce que je fais là, puisqu'un dixième de seconde auparavant j'étais au chaud et au calme dans un rêve tranquille, puis, sans surprise, j'entends, plutôt que je ne compte, les trois tintements clairs qu'égrène notre comtoise. Quand elle double sa sonnerie je recompte consciencieusement pour vérifier que je ne me suis pas trompée. Trois coups. Trois heures. Bon.

Je ne bouge pas, reste les yeux fermés. Je l'attends presque, cette insomnie, comme la visite d'une vieille amie.

 

Je me rendors parfois très vite, mais parfois je reste ainsi, sur le dos, très calme, jusque vers les cinq heures du matin.

Des tas de choses vues, entrevues ou entendues, des ébauches de raisonnements sans queue ni tête, tourneboulent alors dans ma tête et s'entrechoquent avec les rêves d'un sommeil dans lequel je finis par sombrer, de nouveau, et que la codéine colore de ses artifices.

C'est plutôt confus et totalement surréaliste : j'attends dans un couloir bordé de dizaines de portes closes, et François Hollande en personne, très digne, coiffé d'un chapeau haut-de-forme de croque-mort, et abrité par un très grand parapluie en plastique translucide recouvert de fleurs de bougainvilliers rose vif, vient m'ouvrir une porte dont il a le double des clés, tout en me parlant très doucement, en anglais... Ou bien des averses de pluie mêlées d'arcs-en-ciel, se transforment en d'immenses avions menaçants et silencieux, tels des croiseurs aux couleurs trompeuses de papillons, qui volent dans un ciel clair illuminé d'étoiles, en frôlant le toit de la maison... Ce genre de choses. Il y a toujours un malaise sous-jacent que je capte sans toutefois m'y accrocher tout à fait.

 

A six heures, nouveau réveil. C'est l'heure où Lou se lève en général. On se dit bonjour. Je suis rassurée par sa présence et je me rendors aussitôt. Un sommeil sans rêves ni cauchemars cette fois.

 

Champ de pavots (Birmanie)
Champ de pavots (Birmanie)

A neuf ou dix heures heures, l'appel du pipi urgent m'oblige à me lever à mon tour.

C'est là que je réalise que mon dos est toujours "grippé", souvent à un autre endroit que la veille, car c'est très fluctuant, et que la liberté n'est pas encore pour aujourd'hui. J'ai peur de devoir me mettre debout, peur de me retrouver plaquée à terre. Des spasmes secouent et triturent mes muscles qui se contractent. Mon dos se couvre d'un corset de plomb.

Respirer lentement. Pas de panique. Rouler sur le côté. Tester un premier mouvement, un deuxième, puis me redresser tout doucement. 

Encore un matin ou ça passe et ça ne casse pas !

Il faut encore enfiler une petite laine avant d'amorcer la descente par l'escalier de bois. 

Playing Cats - Shotei Takahashi - 1929
Playing Cats - Shotei Takahashi - 1929

Après cette manœuvre libératoire, je retourne me coucher et m'enfonce une nouvelle fois sous la couette avec délice. Dos bien à plat, respiration ample. Je suis épuisée.


C'est alors qu'images et souvenirs affluent. En vrac. Je les accueille avec un grand plaisir cette fois. Je me sens bien et légère.


Alors, tout déboule pêle-mêle : j'ai l'impression de jouer avec ma mémoire comme un chat avec une pelote de laine. Ça se dévide, ça bondit et rebondit, ça se cogne contre un mur, et ça repart de plus belle. Entre le jeu et la chasse. Une chasse sans gibier.

 

Ma mère, qui a souvent été malade disait qu'elle ne s'était jamais sentie aussi bien que lorsqu'elle était sous morphine ! La pauvre. Je comprends mieux son ressenti. 

Mais dois-je revivre ainsi des pans de sa vie, pour mieux la connaître, mieux appréhender les années où nous n'étions pas proches l'une de l'autre ? 


Je veux rester coucher, longtemps, me lever ne me fait plus envie, je somnole et lézarde. Je n'ai ni faim ni soif, je suis seulement bien et voudrais rester ainsi. 

Il est midi, Lou finit par m'appeler. Les difficultés à vivre reviennent. 

C'est dur.



En 1942, mon père avait vingt ans.

Réfractaire au STO, il avait rejoint quelques copains, dans de petits groupes de maquisards, répartis dans quelques fermes de la Lozère.

Pendant ce temps, ma mère, Adrienne, était pensionnaire à Langogne. Elle y est restée cinq années, jusqu'en 1943.  Des années où les restrictions firent connaître la maigre pitance et la faim à ces petites pensionnaires lozériennes.

Elle avait dix-sept ans lorsqu'elle en sortit et elle rencontra celui qui allait devenir son époux et mon père cet été là.

Un vent de liberté et d'eau de rose souffla sur elle. Elle en tomba amoureuse. Je ne suis pas certaine que l'inverse fût vrai.

 

Mais un an avant, le 23 avril 1942, Marie-Jeanne, sa sœur aînée et probablement aimée, ma tante inconnue, est morte.

Noyée.

 

Je n'ai que deux minuscules photos d'elle découpées et collées dans le cahier d'écolière jauni par le temps et le mauvais papier, qui servit de journal intime à ma mère, depuis sa première année d'Ecole Normale à Carcassonne, jusqu'en 1947, année de son mariage.

Marie-Jeanne  était institutrice du côté de Villefort, au hameau de Costeylades, et ce jeudi matin du 23 avril, elle était partie sur son vélo. Au village on a cru qu'elle était allée rejoindre sa famille.

On ne s'est inquiété de son absence que le dimanche soir. 

 

Sa bicyclette fut retrouvée, appuyée contre un mur, sous la route, une route en zigzag et épingles à cheveux, entourée de ravins et pentes boisées, freins cassés et roue voilée, mais plus de Marie-Jeanne.

 

Elle avait 22 ans. Les recherches ont duré des jours et des semaines. Tous les hommes du petit hameau où vivait ma mère ont participé à ces recherches. En vain.

Le ruisseau de Pailhères en contrebas de la route allant des Costeylades (actuellement Costeillades) à Villefort
Le ruisseau de Pailhères en contrebas de la route allant des Costeylades (actuellement Costeillades) à Villefort

 

Son corps a été finalement retrouvé par un pêcheur, le 2 août de la même année, plus de trois mois après l'accident. Si ce fut un accident, car personne n'a jamais su ce qui lui était arrivé.

Beaucoup d'hypothèses ont été émises.

Mais la plus vraisemblable est que, n'ayant pas réussi à freiner, elle a dû percuter un obstacle et être blessée. Elle a posé sa bicyclette contre le mur et est allée au ruisseau qui coulait tout près, pour se rafraîchir, laver sa blessure peut-être, et aurait été prise d'un malaise qui lui aurait fait piquer du nez dans l'eau glacée du torrent, alors en hautes eaux, à cause de la fonte des neiges.

 

Adrienne, ma mère - 7 mai 1945 - Narbonne
Adrienne, ma mère - 7 mai 1945 - Narbonne

Ma mère, de six ans sa cadette, en a été plus que bouleversée. Elle a perdu ce jour-là une grande partie de sa gaieté et son insouciance.

Et surtout, elle s'est sentie coupable. Coupable de n'avoir pas été assez gentille avec sa sœur, pas assez obéissante, pas assez... ou trop...

Elle désapprit à rire et sourire...

 

Pour compenser la perte et se faire pardonner la "faute", elle a alors décidé de reprendre le flambeau et s'est donnée pour mission de devenir à son tour institutrice, en se persuadant qu'elle ne parviendrait néanmoins jamais à la cheville de cette sœur qu'elle se mit à considérer comme très supérieure à elle et largement plus intelligente aussi. 

 

Une sœur idéale et fantasmée à laquelle pourtant je ne ressemble pas, mais dont elle m'a donnée le rôle lorsque je suis venue au monde.

Pour combler cette perte, pour lui restituer ce que la mort lui avait pris. 

 

Dois-je à cette Marie-Jeanne ce voyage sur les Terres de Karkinos ?

En tout cas, le fardeau a été lourd. 

 

Malgré les années, malgré la grisaille qui s'est rapidement insinuée en ma mère, les maladies qui l'ont rongée, la tristesse profonde qui l'a gangrenée, la rigidité et la dureté qui ont aminci ses lèvres et terni son regard clair, malgré ses colères incompréhensibles pour moi et ses crises de nerfs, c'est l'image indéfectible d'un visage lumineux et souriant que j'ai gardé d'elle, en moi. 

Ce visage qu'elle n'avait déjà certainement plus lorsque je suis venue au monde. Ou si furtivement. Sa rareté le rendit précieux.

 

Car évidemment je ne fus jamais à la hauteur de la mission dont elle m'avait investie, et dont je n'avais même pas conscience. Pas plus que ma mère sans doute.

Néanmoins je m'évertuais à bien faire, tout en constatant avec amertume que ce n'était jamais suffisant, que je ne lui faisais jamais plaisir.

Je n'ai pas le souvenir que ma mère fût jamais fière de moi. Elle ne m’embrassait pas non plus, ne me cajolait pas, je ne recevais pas de cadeaux, sauf des "utilitaires", plus de Noël ni de sapin dès que j'ai atteint mes sept ans, l'âge dit de raison, pas de "pertes de temps" ou de paroles inutiles, pas de fêtes à la maison, pas de musique, pas de rires.

 

Sauf pour faire la photo que l'on mettrait dans l'album de la "famille heureuse et unie". 

 

Je n'ai pas non plus reçu tout cela de mon père, trop occupé à dorer sa propre image, ce qui empiétait sérieusement sur le budget familial et était la cause de beaucoup de ces très violentes disputes qui enlisèrent ma mère et lui dans un cercle vicieux.

 

A cette époque là, j'ai eu la conviction que, étant enfant, j'avais le pouvoir, tout comme Peter Pan, de voler, et j'ai souvent pensé sans jamais le faire, prendre mon envol depuis la fenêtre du cinquième étage de la HLM où nous habitions.

J'ai réussi néanmoins à me pendre avec le cordon des rideaux de la salle-à-manger, juste assez longtemps pour prendre la tringle sur la tête !

Ce qui me valut d'être grondée : quelle idée stupide que de tirer ainsi sur ce cordon !! 

 

Photo de famille pour mes sept ans : mars 1958
Photo de famille pour mes sept ans : mars 1958

Je n'avais pas d'amies de mon âge.

 

J'étais là, j'existais, en fait, pour ma mère. Après tout j'étais "sa" fille. Sa création, voire sa créature.

J'étais obéissante, aidais au ménage, rallumais le poêle tous les matins et lui préparais son petit déjeuner avant de partir à l'école à pied. Je ramenais des notes correctes, parfois très bonnes. Ce n'était jamais assez bien. C'était tout au plus "normal".

Quant à mon père il ne s'est jamais soucié de ma scolarité.

 

Ma mère revenait tard de l'école où elle restait à corriger les cahiers des élèves et faire sa "préparation" pour le demain.

Je rentrais donc seule à la maison, préparais et mangeais mon goûter "de régime" (car j'étais sujette à des crises d’acétone), puis je remplissais de fioul, l'espèce d'arrosoir à long col, pour le poêle, avant de m'installer à mon "secrétaire" pour faire mes devoirs, ou m'inventer des mondes...

Bien sûr nous n'avions pas de télévision : elle n'entra dans la maison que lorsque je n'y fus plus.

 

Ma mère me confiait ses malheurs, le désamour de son mari, sa grande solitude. Elle n'avait pas d'amies, ne voyait presque plus sa famille, et ne savait pas conduire.

Je la consolais.

J'avais sept ans, dix ans, treize ans... quinze ans...

On ne se préoccupait pas de mes sentiments, de ce que je pouvais éprouver, de ce que j'aimais ou n'aimais pas.

Lorsque j'en faisais part à haute voix, ma mère s'en étonnait. Me trouvait bizarre.

Mon père en riait et se moquait de moi.

 

J'ai demandé à faire de la danse : ma mère me mit au cours gratuits de gymnastique du jeudi matin au lycée, où une vieille fille donnait les principes de base de la danse classique. Elle n'a jamais su mon nom et m'appelait "Petit Vert" :  j'avais un collant vert et un polo de la même couleur contrairement aux filles vêtues de tutus et justaucorps roses.

J'ai compris le double sens possible, très tardivement, lorsqu'elle et son amie, la professeur de musique au piano, refusèrent en pouffant de me mettre en "pas de deux", sur le devant du groupe, car j'étais trop... ou pas assez...

Je n'y suis plus jamais retournée.

 

J'ai demandé à apprendre le piano. Ma mère refusa : "ça coûte trop cher", dit-elle. "C'est un caprice d'enfant de riches" ajouta mon père à qui l'on avait également refusé ces mêmes ours lorsqu’il était enfant.

Je n'ai plus rien demandé.

Je me suis mise à dessiner et à écrire : cela ne coûtait rien et personne n'en a jamais rien su. C'était mon secret. Cela me donnait un certain pouvoir : j'avais enfin quelque chose à moi, rien qu'à moi et qu'on ne pouvait me refuser. 

 

Je portais sans rechigner les vêtements que ma mère me choisissait, n'avais pas d'argent de poche, pas de bonbons, pas de loisirs, même la lecture était proscrite car il y avait toujours un coup de balai à donner, une vaisselle à faire, des haricots à équeuter, des vitres à laver, une salle de bain à récurer, des chaussures à cirer... 

Ma mère n'avait ni le temps ni le goût de lire : je ne lisais donc pas non plus. 

Enfin, ce n'est pas tout à fait exact : en réalité, comme pour le dessin et l'écriture, je lisais en cachette. C'est ainsi que j'ai lu tous les romans de Victor Hugo que renfermait notre bibliothèque dont personne ne lisait les livres destinés sans doute seulement à faire "joli".

Parfois aussi, et de plus en plus souvent au fil des ans, ma mère passait ses nerfs sur moi. N'importe quel prétexte était bon.

 

Avant mes quinze ans elle m'inscrivit, sans m'en parler, au concours d'entrée à l'Ecole Normale, que je réussis, à mon immense étonnement, sans peine.

Ainsi, je fus envoyée en pension à Montpellier, où elle ne vint qu'une fois en trois ans : le jour de l'installation. 

Mon père, lui, n'est venu qu'une fois aussi et à contre-cœur, en 1968 lorsque la directrice de l'Ecole a demandé à tous les parents de venir chercher leurs rejetons, la France étant alors bloquée par les "mouvements" et des restrictions d'essence telles que presque plus aucun véhicule ne pouvait circuler.

Contrairement aux autres filles de l'Ecole je n'avais ni visites, ni lettres, ni paquets, ni friandises. Je ne me suis rendu compte de cela que plus tard. Sur le moment cela m'avait paru normal. je n'y ai pas prêté attention en fait.

 

Il y avait là bien d'autres découvertes fabuleuses à faire ! C'est là que je me pris de passion pour l'écriture, Rimbaud, la musique pop et folk, le Rock et le Blues et enfin le cinéma japonais qui me marqua à jamais, au travers de "Rashōmon" d'Akira Kurozawa, et de "L'île Nue" de Kaneto Shindō.

 

"L'île Nue"  (裸の島 - Hadaka no shima)-- Réalisateur Kaneto Shindō 1960
"L'île Nue" (裸の島 - Hadaka no shima)-- Réalisateur Kaneto Shindō 1960

En revanche, je me mis à détester ces seins qui avaient poussé sur ma poitrine et j'ai fait tout mon possible, pendant des années, pour qu'on ne les voit pas. 

J'étais vêtue à peu près comme une clocharde. Et j'étais sale.

Ce fut ma première révolte. Ce qui me valut quelques convocations chez l'Intendante qui se demandait de quel genre de famille j'étais issue et s'étonnait que ce fût d'une institutrice et d'un cheminot ! Couple classique s'il en fut.

 

Ma deuxième révolte fut mon mariage à dix-neuf ans...

 

Bien sûr, je n'ai jamais pu remplacer ni la grande sœur de ma mère, ni son mari violent et défaillant, tous ces rôles qu'elle désirait pourtant me voir jouer. Pour elle. Non que je ne le voulusse pas, car je m'y suis appliquée, pensant être un jour aimée d'elle.

Mais, simplement, et évidemment, parce que mes efforts ne pouvaient être que voués à l'échec.

Je n'étais ni l'un, ni l'autre.

J'étais seulement moi, avec toute ma maladresse, ma bonne volonté et mon amour pour elle.

Et si j'ai été une grande sœur, ce fut de mon petit frère !

Pas assez longtemps...

1966
1966

  

Mais dans ces projections fantomatiques et névrotiques, je n'ai jamais pu me trouver moi-même, perdue que j'étais. 

 

Victime d'un mari égocentré et narcissique, elle le fut. C'est certain. Elle en mourut même.

Mais victime, je le fus aussi.

Comme mon frère le fut plus tard.

Et pourtant, l'un comme l'autre nous avons essayé de la protéger. Comme souvent le font les enfants. Et la protéger surtout d'elle-même.

Ce n'était pas notre rôle, cela aurait dû être l'inverse, mais nous l'avons fait. En vain.

Je lui en ai voulu longtemps. Cela m'a minée car je me sentais coupable de lui en vouloir autant : quand paraissait la figure crispée de cette nouvelle "Folcoche", c'était le visage clair et le sourire lumineux qui s'interposaient et me hantaient...

 

D'autant que j'ai été "fabriquée" avec une hypersensibilité qui m'en fait voir de toutes les couleurs. Surexposées parfois même.

Karkinos et "Maldedos" en sont des preuves tangibles. En négatif.

Mais ma propension au bonheur en est aussi la marque. En positif. Ainsi que ma clair-voyance sur la vie.

  

Je me rends compte que je n'ai jamais fait bon ménage avec l'opium et la Marie-Jeanne : tous deux m'endorment, me rendent malade et finalement me font vomir !

 

Différemment.


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