2- DEPART

Depuis que j'ai localisé le problème, depuis qu'il a un nom, depuis que je connais la feuille de route sans en avoir tous les détails, je me prépare, comme l'on se prépare à un long voyage.

Cela tient du voyage organisé mais je n'en connais pas encore toutes les étapes, ni tous les partenaires.

Ni surtout le Pays où je vais m'aventurer.

Je prépare donc mon sac... Mes livres à emporter, mes musiques, mes carnets...

J'étudie la carte de cette terre inconnue. Crois y déceler ses forces et ses faiblesses. 

Sa géographie, sol rocheux et arides, difficilement appréhendable.

Il y a des monts escarpés, des plaines de sable, des falaises de roches, des caldeiras, et des vents tourmentés et tourmenteurs.

En observant ce qui m'attend, je suis effrayée. Paysage lunaire...

Je dois m'efforcer de garder le cap malgré une boussole qui tourne souvent sur elle-même.

Karkinos a des pouvoirs magnétisants qui font perdre le Nord ! Et avalent les couleurs.

On n'entre pas sur les Territoires du Crabe sans papiers, visas et passeport.

L'administration réclame son dû !

Des demandes, des formulaires... J'y reviendrai. 

J'ai un petit carnet de route où je note les rendez-vous, les entrevus, les examens, les noms et numéros utiles, et puis aussi  mon tout nouveau smartphone (le cadeau de notre fille Fleur pour ma petite Noël !), qui m'accompagne lors de tous ces voyages entre la maison et l'hôpital, ma "nouvelle villégiature"...

Chaque fois que j'ai des jours de répit, entre les rendez-vous et les visites à l'hôpital, je les mets à profit pour me reposer, me renseigner, écrire, marcher un peu, penser autrement, me vider la tête sans toutefois nier la présence du Crabe en mon sein. Ce qui est impossible de toute façon.

Les bouffées d'angoisse se font plus rares.

Je suis passée à la phase de "gestion" du médical. Les contours sont moins flous, moins anxiogènes.

Karkinos a la carapace dure, un exosquelette comme un caillou bosselé sous les doigts.

Et je vérifie aussi la présence du petit ganglion douloureux qui a donné l'alerte et que j’appelle le "Gang Lion".

Tout doux. Ne vous emballez pas. Restez comme vous êtes. Et surtout, là où vous êtes.

Toi, mon sein, maintiens le crabe dans ton filet. Il doit attendre là sans bouger. Ne pas envahir tout le pays.

Nous allons bientôt pouvoir dégainer l'arsenal chimique pour commencer à l'affaiblir. Nous serons ainsi à armes égales... ?

Depuis le 7 janvier, jour du massacre à Charlie Hebdo, je vois des papillons, des dizaines de papillons bleus, fushias ou orangés, tels les myriades de monarques lors de leur vol migratoire, voleter et effleurer le sein dont le Crabe s'est emparé.

C'est venu d'un coup et tout de suite.

Je ressuscite cette vision plusieurs fois par jour, et aussi le soir avant de m'endormir, et le matin en m'éveillant.

Je sens le battement de leurs ailes, le frôlement de leurs pattes. Bienveillants. Apaisants.

Parfois ce sont des centaines de petits poissons bleutés qui viennent béqueter le globe du sein.

Je suis allongée sur une terrasse de bois, sous un soleil doux et chaud qui inonde mon corps nu, je respire et entends le vent dans les pins...

Mes seins sont deux îles...

Et glissent au large les triangles de voiles blanches.