Largage

Au croisement des routes

Sur les routes invisibles du ciel, les vols de grues cendrés se rassemblent, tournoient le long de couloirs d'air ascensionnels, se regroupent en plus grand nombre puis se remettent en formation avant de continuer vers le Nord.

 

Aujourd'hui, le soleil fait de brèves incursions sur les terres, illuminant d’une poussière légère d'ocre doré les troncs et branches nus des chênes. 

Mais le vent souffle du Nord.

Il fait ronfler la cime des hauts pins maritimes et vrombir les fines aiguilles des pins sylvestres aux branches en coupole. 

Plus bas dans la combe les érables et les chênes, mugissent et s'entrechoquent, un ton plus bas.

La colline fait le gros dos et bourdonne de toutes parts comme un gros avion cargo, chargé de bois et de vies cachées.

Les corneilles se font retrousser les plumes et n'arrivent plus à voler droit.

 

Je frissonne sous mes pelures multiples ! Carol, Betty, Cléo sont restées sur leur socle. Il n'y a plus que moi, ma peau déjà jaunie par les traitements chimiques et nauséabonds, ma tête nue de "lièvre de mars" qu'il me faut couvrir et maintenir au chaud et au gîte comme un gros animal sans poil ! 

Ce matin, à sept heures et demie, l'infirmière n° 2 est venue avec sa mallette et ses seringues.

Elle a prélevé un peu de mon sang et s'en est allée.

A neuf heures je suis retournée me coucher.

J'ai dormi jusqu'à midi passé ! La faim m'a éveillée.

Les aiguilles de l'aphte se font moins agressives. je mange. Je me nourris. Je ne sais même pas si j'ai faim, mais mon corps réclame. Et je le remplis.

J'ai encore dormi dans l'après-midi, après la balade sous mes pelures noires. 

 

Ce soir les résultats de l'analyse sanguine sont arrivés par email. Ils ne sont pas bons.

Le taux des globules rouges est trop bas. c'est pour cela que j'ai si froid et que je dors autant. Mon corps doit se refaire une santé.

Je ne suis pas certaine de recevoir mes bombes chimiques demain.

 

Je suis à la croisée des chemins il n'y a pas de poteaux indicateurs.

Nous allons devoir bivouaquer là. Au bord de la falaise, en tachant de nous abriter des courants d'air sournois de l'angoisse.

 

Lou dans sa grande candeur était confiant et certain que l'on nous appellerait pour nous dire si l'on devait aller à la séance demain. Ou pas.

 

Mais le Dr G. Lagerbe, l'oncologue, a sans doute mieux à faire que de s'occuper de la lecture des analyses dans la soirée.

Et même si elle l'a fait, il ne lui vient certainement pas à l'idée que nous aimerions savoir, dès ce soir, de quoi demain sera fait.

Il se peut aussi que tout cela soit seulement examiné demain, une fois que nous serons là-bas...

A moins qu'ils n'aient rien reçu. C'est aussi une possibilité.

 

Je tente tous les numéros de téléphone que l'on m'a donnés dans le Parcours Personnalisé de Santé, mais ils sonnent longuement dans des salles et couloirs vides... 

 

Nous sommes seuls devant notre incertitude.

Sur les Territoire du Crabe, il y a des choses qui ne dépendent pas, ou plus, de nous. Il faudra s'y habituer. 

 

Ce soir je préparerai néanmoins ma couche, sous-sol en lit bémol mineur... pour les jours à venir. 

 


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