ETE PRECOCE

De l'autre côté du miroir

De l'autre côté du miroir -  Alice au pays des merveilles (photo© Elena Kalis)
De l'autre côté du miroir - Alice au pays des merveilles (photo© Elena Kalis)

Cellules en cellule

Dimanche 21 juin

Coups de fil inquiets de la famille. Et d'amis.

Je vois l'heure avancer et je n'ai terminé ni ma valise ni mon sac. 

 

Fleur nous annonce un retard de 30 mn de son train, un TER comme il y en a tant entre Paris et Toulouse sur la ligne du Centre, Limoges Brive, voitures vétustes, inconfortables, est arrêté en rase campagne avec une panne électrique !

Pas de lumière mais également pas d'annonces, pas d'eau, pas d'aération, pas de WC.... 

Qu'est devenue cette institution à la ponctualité légendaire qu'était la SNCF du temps où mon papa, le grand-père de Fleur, était cheminot ?

 

Dans l'après-midi nous devrons opter pour une solution autre que celle que nous avions retenue : pour moi, ce sera admission à l'hôpital d'abord, pour Lou, aller cueillir notre Fleur parisienne, à la gare, après 6 heures et demie de trajet que l'on ne peut que concevoir épuisant.

Nos TER...
Nos TER...

La sage-femme qui m'accueille est souriante et s’empresse de nous montrer ma chambre : la n° 5.

 

Blanche et bleu pâle.

Grande baie vitrée qu'un store aux lames métalliques protège des rayons du soleil, placard, table, lit.

Un petit écran de télévision accroché au mur et que je n'utiliserai pas.

 

C'est presque une cellule monacale.

 

Le bloc lavabo-douche-WC est en "plastique" comme dans les appartements tokyoïtes, mais avec un peu plus d'espace. Quoique.... 

 

Pendant que Lou va à la gare, je m'installe.


La sage-femme m'a posée un bracelet d'identification : je ne peux plus sortir.

De cellule monacale, la chambre devient cellule carcérale.

Ou "cancérale". 

Très vite Lou revient accompagnée par Fleur, tout sourire, malgré les aléas du voyage.

 

Nous tombons dans les bras l'une de l'autre. Rires et larmes qui serrent les gorges. 

Elle raconte son odyssée. Me trouve "en pleine forme".

Puis sort de son petit sac à dos, deux cadeaux !

Un pour Lou... C'est la fête des pères : un film "The Grand Budapest Hotel".

Un pour moi ! Le dernier "carnet" de Florent Chavouet.... "Petites coupures à Shioguni" : un polar noir, intense, urbain et rythmé, mais toujours avec ce sacré coup de crayon et cette patte si particulière !

Lentement la journée s'installe et s'avance. Ici le temps perd ses marques habituelles et familières.

Le repas du soir servi tôt, nous rapproche encore et nous distrait de l'échéance.

 

La poussière dorée du soleil de la fin d'après-midi, découpée par les lattes métalliques des stores nous habillent de la tenue à rayures des prisonniers.

Raies de lumière, aura horizontal, sur Fleur et moi. Mère. Fille. Traits d'union.

Le "souper" est tristounet : une soupe sans goût, des pâtes à l'eau noyées dans du beurre et un steak haché trop cuit. Une compote en petit pot en guise de dessert. Un repas réchappé d'un régime "sans fibre", "sans sel"... et "sans saveur".


Qu'importe. je me nourris.

L'heure de la fin des visites est tout de suite là.

Lou et Fleur me serrent dans leurs bras.

Puis s'éloignent.

Au dernier instant, avant de disparaître dans la cage sombre des escaliers,  Fleur se retourne, revient sur ses pas et m'embrasse encore. Plus fort. 

 

Voilà, ils sont partis.

 

Je m'entoure de mes "breloques", mes "gris-gris" mes "doudous".... un peu de "ma" maison, un peu de moi, de mes univers, pour ne pas être seule, perdue dans ce paquebot qui tangue, pour affronter la nuit que je veux paisible.

La porte rouge

22 juin le matin - 7 heures 

Il est temps de se lancer dans le vide.

Temps de franchir la porte et de trancher dans le vif... du sujet.

D'un coup d'un seul, sans mollir.

 

Le sabre est prêt. 

 

Ce n'est pas moi qui le tiendrai. Ce n'est pas moi qui trancherai.

Moi... je leur confie ma vie.

Et c'est énorme.

Je leur confie mon corps !

Et ils me le rendront meurtris, amputé, et encore un peu plus vieilli...

 

Respirer ! M'accrocher à ce souffle.

Ukiyo-e (estampe) de Kuniyoshi représentant le rōnin Tokuda Magodayu Shigemori de la série légendaire des "47 rōnin"
Ukiyo-e (estampe) de Kuniyoshi représentant le rōnin Tokuda Magodayu Shigemori de la série légendaire des "47 rōnin"

Hier soir on m'a placé, difficilement, un cathéter. Ce matin, protégé par son pansement siliconé, il tire et fait mal. Petit hématome, rouge pour l'instant mais qui virera bleu-vert.


Ce matin, je prends ma douche obligatoire à la "Bétadine Rouge" puis j'enfile la blouse bleu marine, sa culotte bouffante, charlotte et chaussons. 

On vient vérifier ma tenue.

Ma température, ma tension...


Puis on vient me chercher.


Un jeune homme, au visage de chérubin, tignasse frisée et regard doux, vaguement rêveur, me demande nom, prénom et date de naissance, et vérifie que ces renseignements que je lui livre, correspondent bien avec ceux du bracelet d’identification apposé sur mon lit.

 

Cette formalité accomplie il murmure "on y va" et prend le commandement du lit, et nous embarque à travers les couloirs et passerelles vitrées du grand bâtiment.

 

Le plafond défile. Le trajet est court.

 

Je me retrouve, dans une salle d'attente où les lits et leurs patients sont alignés côte à côte dans l'ordre d'arrivée. Une dame est juste avant moi. On place un petit paravent entre nous.

Le bloc de ce service compte six salles si j'ai bien compris.

La dame d'à côté est en intervention "ambulatoire" et anesthésie locale.

Elle doit faire pipi ! On doit lui apporter un bassin...

 

Chérubin, (j'apprendrai, entre deux conversations, qu'il se nomme Julien) m'affirme que l'attente ne sera pas longue, puis il me sourit avant de repartir chercher un autre lit, non sans m'avoir gratifiée d'un "bon courage."

Étrange et gentil "passeur"...

 

J'attends donc. Sans bouger, en suivant les allées et venues des uns et des autres. Je laisse filer mes pensées sans les retenir. Filet d'eau qui s'écoule sans bruit.

 

Un autre lit et son occupant arrivent et prennent place à ma gauche.

Petit paravent.

Ballet de Blouses Blanches. Parfois bleues. Ou vertes.

 

Une jeune femme se présente à moi : "je suis votre infirmière anesthésiste je m'appelle Sandrine.

"Bonjour Sandrine."

Elle sourit, prend mon épais dossier posé sur le lit puis se met en devoir de le consulter consciencieusement.

Pour celles et ceux qui ont pensé que la coordination entre les services était succincte, ou peu efficace, je tiens à les rassurer : mon dossier comporte tous les feuillets, comptes rendus, examens, rendez-vous, bilans etc... de mon voyage en terrain hospitalier.

Tout est là.

Ma vie est résumée ici par les résultats de la biopsie de mon entrée en Terre de Karkinos jusqu'à la dernière prise de sang, en passant par l’électrocardiogramme d'avant chimiothérapie, que l'anesthésiste bougon mais pointilleux n'avait pas trouvé.

Sandrine me questionne et vérifie identité et données. Sur le ton d'une conversation presque normale. Je me détends un peu.

Elle repart. Repasse me voir plusieurs fois.

L’anesthésiste survient sur ses entrefaites.

Ce n'est pas le bonhomme bourru qui m'avait reçue.


C'est une grande femme mince, à la peau et aux cheveux bruns et lunettes à grosses montures noires. Dynamique.


Elle est allemande, d'une ville proche de Lübeck, et se nomme Angelica.


Chérubin... Angelica...  Serai-je au portes du ciel ?

Elle me repose les questions que Sandrine vient de me poser. M'explique le déroulement de l'opération.

Vérifie que j'ai bien compris.

Me fait préciser cette histoire de morphine "qui me fait vomir". Car c'est bien écrit dans mon dossier. Me rassure sur ce point : j’aurai d'autres produits et cela sera suffisant.

Une autre infirmière dont j'ai oublié le nom vérifie encore mon dossier et me repose les mêmes questions... 

J'ai presque l'impression de passer un examen.


Puis l'infirmière anesthésiste, Sandrine m'apporte deux gélules bicolores (blanches et oranges) dont j'ai oublié le nom mais qui me permettront un réveil en douceur et sans douleur, ainsi que deux "Xanax".

Les portes du ciel s’entrouvrent. Je me sens flotter...

Très vite nous entrons cette fois dans le Saint des Saints : le "Bloc" !

On pose une perfusion dans le cathéter sur mon bras droit. 

Angelica me redemande quel est le sein à opérer et je confirme que c'est le gauche : elle sourit.

C'est bien. "On" ne va pas se tromper de côté...

 

Le visage d'Angelica se penche alors au-dessus de moi.

Elle dépose sur mon nez un masque à gaz de couleur verte en me disant : "vous allez respirer tranquillement et vous allez vous endormir." Je m’exécute et respire. Lâcher prise.

 

Mais elle me réveille aussitôt : elle n'a pas bougé, son visage est toujours penché sur moi. Que se passe-t-il ?

Ça ne marche pas ?

" Réveillez-vous me dit-elle encore en me souriant."

Pourquoi veut-elle que je m'éveille ?

J’entrouvre les yeux. 

Je ne suis plus au bloc.

Je suis bien. Aucune douleur. Pas de nausées. Mais une immense fatigue.

Serait-ce terminé ?

Je sens que l'on s'agite autour de moi. Je me rendors. On viendra me réveiller plusieurs fois. Je parle un peu ou du moins je sais que je réponds aux questions que l'on me pose mais dont je n'ai plus aucun souvenir.

Je suis branchée à des instruments de mesure.

 

Et puis Sandrine revient me dire que tout s'est bien passé.

Je commence à réaliser que tout est terminé. 

Je suis en vie et il est est midi.

 

On me roule jusqu'à ma chambre où Lou et Fleur m'attendent et me découvrent... Depuis mon état cotonneux, je leur offre mon meilleur sourire et agite la main.

Les rassurer ! Je ne pense qu'à ça.

En même temps, ce retour à la normale me rassure aussi... 

 

"Bonjour ! Je vais bien ! Je n’ai pas mal. "

22 juin 2015 - midi et demie - retour chambre 5
22 juin 2015 - midi et demie - retour chambre 5

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